Lucie

Comment se décrire quand on ne s’est jamais vue ?

Bien sûr, il y a des faits avérés : j’ai 37 ans et je mesure 1,65 m, c’est écrit sur mon passeport. Je pèse 68 kilos, ce que ma balance parlante me dit sur un ton de reproche en ajoutant « poids idéal dépassé ».

Comme la moyenne des femmes de mon âge. Je m’arrangerais bien de cette insignifiance, mais deux détails m’en privent tout à fait : mes lunettes noires et ma canne blanche. Souvent même, je disparais complètement derrière ces accessoires.

Que dire d’autre ?

La couleur de mes cheveux ? J’en ai essayé plusieurs. Celle de mes yeux ? Le prothésiste m’a conseillé un brun noisette. De toute façon, les couleurs m’importent peu. Il n’y a vraiment que le noir des lunettes et le blanc de la canne qui comptent.

C’est assez mince comme description. Le reste, ce sont vos yeux qui l’inventent. Ou votre façon de me regarder.

Pour toi je suis une pauvre handicapée, limitée, égarée dans le néant, cernée d’impossibilités. Sans vue, autant dire sans vie.

Pour toi je suis la courageuse qui avance dans le vide, se prend les poteaux, les rétroviseurs, les vélos mal garés… et continue pourtant son chemin invisible d’un pas raide et entêté.

Je suis le plus noir de tes cauchemars quand tu te réveilles en sursaut dans la nuit immensément sombre et que tu t’affoles de ne pas trouver l’interrupteur pour faire disparaître mon fantôme.

Je suis l’extralucide qui te reconnais de loin rien qu’à l’écho de ton pas, qui capte ton humeur du jour avant que tu ne prononces un mot, qui comprend immédiatement que tu caches ton jeu. Je suis un peu effrayante pour toi qui ne crois que ce que tu vois.

Je suis peut-être bien tout ça et même pire. Tu peux te faire ton cinéma.

Lucie